Fabrice Jordan

Les Talismans taoïstes

talisman-physiologie-ame

FU 륜 : La physiologie de l’âme 

Après avoir évoqué l’anatomie de l’âme telle que décrite dans certaines lignées taoïstes, venons en maintenant à sa physiologie et à sa contrepartie, sa physio pathologie. Il s’agit d’expliquer comment le système est animé et le rôle que jouent ses différents constituants dans notre vie.

Traditionnellement, les explications que vous trouverez un peu partout dans les livres et dans de nombreuses lignées taoïstes sont les suivantes (je résume grossièrement) : durant notre vie, les 3 Hun et les 7 Po sont reliées plus ou moins étroitement. Parfois, on les décrit actives dans certains organes, surtout les Po. Durant le sommeil, les Hun « se baladent » dans les différentes dimensions de la réalité et provoquent les rêves. Les Po, en revanche, restent arrimées au corps, mais peuvent parfois faire irruption dans le sommeil sous forme de rêves sexués. Pour cette raison, l’anamnèse des rêves apporte des renseignements qui peuvent être très intéressants à exploiter, pour soi-même ou quand on aide ou guide quelqu’un d’autre. A la mort, les Po restent parfois dans le cadavre un certain temps, ou disparaissent en terre. Les Hun retournent dans des dimensions plus subtiles de la réalité, qualifiées sous de nombreux noms différents.

Ces explications, bien qu’intéressantes, permettent rarement de construire une pratique. C’est pourquoi je continue maintenant avec la suite de l’explication développée dans la 3ème partie de cette série d’articles.

L’âme était décrite comme étant constituée d’un « noyau » formé des 3 Hun : une neutre, une positive, une négative. Ce noyau est entouré des 7 couches de lumière constituées par les Po. Il s’agit donc d’une entité fonctionnelle unique.

Dans cette explication, à quoi peut donc bien servir cette entité ? Enumérons d’abord les acteurs en présence.

D’une part notre corps physique et toutes ses particularités biologiques qui se meut dans les 4 premières dimensions de la réalité (3 dimensions d’espace et une temporelle).

D’autre part, l’âme, telle que décrite, qui se meut elle dans les dimensions 5-8.

Les taoïstes nomment ces deux plans de la manifestation, incluant les dimensions 1-8 : le « Ciel Postérieur ». On peut le comprendre simplement comme ceci : tout ce qui est déjà créé, ce qui est existant, fait partie du Ciel Postérieur. Cela peut être matériel, comme un objet quelconque. Mais cela peut aussi être une pensée : celle-ci est invisible et non matérielle, mais elle est déjà existante.

Enfin, notre Yuan Shen, notre « Esprit Originel ». Celui-ci se situe hors espace-temps dans un plan que les taoïstes nomment le « Ciel Antérieur ». Dans le modèle dont nous avons parlé, le Yuan Shen se situe dans la 9ème dimension de la réalité. Ce plan correspond à un plan informationnel pur, où tous les possibles sont contenus. Néanmoins, comme dans un ensemble infini de nombre entiers qui contiendrait tous les nombres positifs et négatifs possibles, la somme totale est nulle, donc non existante, alors qu’elle contient tous les existants possibles. C’est un niveau de réalité que seuls les paradoxes permettent d’approcher, quand on veut tenter de l’expliquer.

Précisons ici que nous pourrions penser que c’est en raison de nos connaissances limitées que nous sommes obligés d’utiliser des paradoxes. Il n’en n’est rien : la fine pointe de la science contemporaine est elle-même incapable d’expliquer les fondements de la réalité. Elle se trouve confrontée elle-aussi à des paradoxes mathématiques insurmontables, et quand elle trouve des astuces pour les contourner, elle se retrouve avec des hypothèses hors de portée de toute expérimentation.

Dès lors que nous avons posé ces 3 acteurs principaux, comment interagissent-ils entre eux et quel est leur rôle ?

Le Yuan Shen, pour commencer, correspond à notre ressource principale. C’est lui qui nous susurre notre destinée, notre nature intime, ce que nous sommes réellement. Pourquoi je préfère le groove à la musique classique ? Pourquoi cet humour particulier et pas celui-ci ? Pourquoi le taoïsme plutôt que le nihilisme ? Tout cela qui nous constitue provient du Yuan Shen. Le Yuan Shen est-il le plan ultime de la Réalité ? Probablement pas. Il serait, je crois, plus juste de poser l’hypothèse qu’il est notre vrai « moi » mais qui se trouve dans la même dimension que le fond du fond du Réel, dont il serait une forme de première spécification. Si cela est vrai, alors c’est nous, ici, dans les 4 premières dimensions, qui sommes des « projections » momentanées de notre être réel.

Le problème (il n’y en a pas, en fait, c’est juste pour les besoins de l’explication que j’en crée un) c’est qu’étant justement situé hors espace-temps, il ne peut pas nous parler directement. Le Yuan Shen a besoin d’un intermédiaire pour nous transférer son information : et c’est intermédiaire, c’est l’âme.

Notre âme, tous les jours, fait le lien entre le Yuan Shen et le corps physique. A quel moment particulièrement ? Durant notre sommeil profond. C’est la raison pour laquelle ces phases de sommeil sont si importantes pour nos vies. Quand on ne peut plus entrer en sommeil profond, c’est tout le lien avec le Yuan Shen qui se fragilise. Comme on le sait, on peut rapidement mourir d’une impossibilité de dormir. On l’interprète souvent comme un problème physiologique pur, qui se situerait uniquement sur le plan biologique matériel. Il n’en n’est rien. Quand on ne dort pas, on se coupe de la source, c’est aussi simple que ça.

Notre âme est donc chargée de véhiculer des « informations » du Ciel Postérieur au Ciel Antérieur et vice-versa. Pourquoi fait-elle ceci ? Parce que c’est un motif, un schéma de fonctionnement (pattern) universel, comme l’inspiration et l’expiration. Mais ici, une petite explication s’impose. 

Pour bien comprendre, situons-nous simplement sur un plan biologique. Que se passe-t-il quand nous recevons une ressource quelconque ? Disons alimentaire pour faire simple. D’abord, nous l’ingurgitons, ensuite nous la traitons, la transformons, retenons ce qui est précieux pour nous et rejetons ce qui n’est pas intégrable pour notre système. 

Oui, mais ce qui n’est pas intégrable, voire même ce qui est toxique pour nous, devient en fait une nourriture essentielle pour un autre système. Pensons à l’engrais que nous mettons sur nos sols. D’où provient-il naturellement ? De choses qui sont excrétées par les systèmes biologiques d’autres vivants. Puis le sol produit des carottes (je fais une fixation, ne vous y arrêtez pas) qui redeviennent des ressources pour nous et nous pouvons à nouveau les manger. Idem pour l’oxygène inspiré, et le CO2 expiré, toxique pour nous mais essentiel pour les arbres, qui nous restituent de l’oxygène.

Il en va de même pour l’âme. Celle-ci transmet les informations des expériences vécues dans la journée et qui sont un « surplus » pour nous. Le Yuan Shen intègre cette information, qui est de la nourriture pour lui. Il la transforme, puis nous restitue lors du prochain cycle son propre surplus, qui est une ressource pour nous et nous permettra de passer une journée tonique, si le cycle s’est fait correctement. 

D’une certaine manière, le fameux Dao De Jing (le Classique du Dao et du De) parle de ce cycle universel constant. Le Dao est le flux descendant, le De est le flux ascendant.

Donc idéalement, l’information provenant du Yuan Shen doit nous parvenir dans son entièreté. A l’inverse, nos propres informations doivent « remonter » sans perte, si on veut que le Yuan Shen puisse traiter l’ensemble de l’information et la transformer en quelque chose de bénéfique pour nous.

Si des pertes ont lieu en chemin, ou s’il y a impossibilité de transmission dans un sens ou dans l’autre, alors nous allons avoir des problèmes. Nous entrons alors dans la physiopathologie de l’âme.

Si le Yuan Shen ne peut pas nous transmettre ses informations, nous manquons de vitalité, d’élan, d’envies, mais surtout d’idées neuves et de créativité. Nous ne sommes plus capables de sentir les chemins justes pour nous et de nous orienter. Nous avons l’impression que la vie n’a pas de sens.

Si nous ne pouvons plus transmettre nos informations vers le Yuan Shen, nous nous sentons encombrés et débordés, les choses qui doivent se faire simplement rencontrent des difficultés, des « accidents » arrivent, nous réagissons inadéquatement aux situations ou interactions.

Si le message passe, dans un sens ou dans l’autre, mais qu’il est parasité, déformé, alors nous avons des idées bizarres, inadéquates dans le sens où elles sont non ajustées à la situation. Dans les cas plus graves, cela peut aller jusqu’à avoir des hallucinations ou des comportement erratiques. Voilà le schéma général.

Si nous prenons maintenant un peu de recul, nous nous rendons compte que l’humain, quoi qu’il fasse et même sans pratique aucune, est de toute façon inséré dans ce grand cycle universel. La différence, c’est que quand on pratique ces cycles sont optimisés et donc nous sommes plus proches de ce que la nature, le fond du fond du réel, veut pour nous. 

Cela veut aussi dire que tout humain a accès à toutes les strates du réel tous les jours. C’est pour ça qu’on ne peut jamais être hors de Dieu ou du Dao. On ne peut même pas s’en éloigner d’un cheveu. C’est de toute façon cela qui nous fonde. Mais on peut ne pas en avoir conscience et toute la différence est là. Si nous perdons la relation consciente au fond du fond du Réel, alors nous faisons face à la solitude, au non-sens, à la fameuse angoisse de mort que Woody Allen traduit ainsi « Tant que l’homme sera mortel, il ne sera jamais VRAIMENT décontracté ».

Alors comment renforcer son âme ? Eh bien pas par un travail physique, ni même par un travail énergétique habituel. Pourquoi ? Parce que l’on appelle le « Qi », l’énergie vitale, ne correspond pas à ce que l’on appelle l’âme (3 Hun et 7 Po). Et la différence est grande.

Elle tient à ce que la physique moderne appelle la « non localité ». Le corps énergétique est un corps local. En fait, il est une prolongation du corps « physique » (il n’y a pas de limite, c’est juste l’œil humain qui distingue), au même titre que si l’on filme le corps avec une caméra infra-rouge, celle-ci va définir un corps plus vaste que celui que l’œil distingue. La caméra capte une frange de la réalité non captée par l’œil. Mais le corps énergétique est un corps local.

Dans le taoïsme, ce corps énergétique, local, est appelé 靈밟 Ling Guang. Cela peut prêter à confusion parce que si on traduit mot à mot, on serait en droit de le traduire par « lumière de l’âme ». Mais une autre traduction française peut être : « Lumière subtile, ou lumière merveilleuse ». Si on le traduit comme ça, alors on parle bien du corps énergétique local. En général, quand les gens cherchent à voir les « auras », à travailler le « Qi », c’est à ce corps-ci qu’ils font référence, même sans le savoir.

Mais quand nous parlons de l’âme, nous nous adressons à une réalité non locale. Dans ce sens, les iconographies traditionnelles peuvent nous tromper un peu. Et c’est la raison pour laquelle nous devons recevoir un véritable enseignement oral à ce propos.

C’est peut-être quelque chose de difficile à comprendre, je ne sais pas. Avec l’intellect, ce n’est pas vraiment appréhendable. Mais avec la pratique, on peut sentir la différence, si on est guidé.

Donc, comment faire pour atteindre la dimension de l’âme ? Et bien c’est justement là que nous avons besoin de moyens habiles. Nous ne pouvons pas avoir de prise directe sur l’âme. L’âme ne se prête pas à la manipulation. Nous ne pouvons y accéder que de manière indirecte et là, nous avons besoin de revenir à la notion de fantôme évoquée dans les premiers articles de la série.

Souvenons-nous : un fantôme est une information qui disparaît dans une dimension pour se matérialiser dans une autre. Or quand quelque chose apparaît dans un système, il le change. L’idée, c’est de pouvoir guider ce changement dans le sens que nous souhaitons. Dans le cas d’un travail spirituel, c’est bien évidemment un sens harmonieux qui est souhaité. 

Pour pouvoir agir au niveau de l’âme, nous devons créer un « fantôme » de notre intention, c’est-à-dire la transformer pour qu’elle apparaisse dans une autre dimension, celle où l’âme se situe. Une dimension non locale.

Dans le taoïsme, les Fu font partie de ces moyens habiles. En fait, le Fu lui-même, la feuille de papier souvent jaune sur laquelle on trace un certain nombre d’inscriptions en rouge ou en noir, n’est qu’un support de l’intention émise dans nos 4 premières dimensions. N’oublions pas qu’un objet physique est vide, en réalité, ou en tout cas, plein de porosités à un niveau microscopique. Il peut servir de contenant.

Sur cette feuille, donc, nous allons tracer un certain nombre de signes qui expriment notre intention. Chaque école a son propre langage interne, son propre code. Mais en fait, ce n’est de très loin pas suffisant pour produire un effet significatif. 

L’effet ne provient pas des dessins eux-mêmes, ou alors de manière extrêmement secondaire. La course aux collections de Fu est donc plutôt ridicule. Avec le temps, certes, les traditions ont produit des Fu aptes à guérir ou agir sur un très grand nombre de conditions physiques, psychiques ou spirituelles. En Chine, si on cherche un peu, une simple recherche internet suffit à se procurer un grand nombre de ces ouvrages. Mais à moins de retomber dans une pensée magique tout à fait archaïque, pré-rationnelle, un pratiquant sérieux se rendra vite compte que le pouvoir du Fu ne tient pas à sa graphie.

En fait, l’essentiel de l’effet provoqué par le Fu va dépendre de son « activation », puis de la manière dont on le transforme. C’est à ce stade que le niveau du pratiquant devient prépondérant. Tous les efforts de son propre travail spirituel vont ici trouver une voie d’expression privilégiée. J’utilise à dessein ici le mot «expression», car même la pratique spirituelle doit entrer dans le schéma cyclique universel de l’inspir/expir, construction/déconstruction, thésaurisation/don. Sans ce cycle fondamental fonctionnel, la pratique peut devenir nocive. C’est un thème rarement abordé en spiritualité, malheureusement, mais qui est extrêmement important.

Dans le prochain article, j’évoquerai les conditions nécessaires aux procédés d’activation, détaillerai les différents temps et évoquerai également les risques, et pas seulement les bénéfices, de tels procédés. Nous verrons aussi les différentes manières d’utiliser un Fu «activé» et comment on les insère dans une pratique personnelle.

En attendant, laissons le mot de la fin à Woody Allen: «je suis abasourdi par le nombre de personnes qui veulent connaître l’univers, alors qu’il est déjà suffisamment difficile de se repérer dans le quartier chinois de New York.»

T

Les Talismans taoïstes

19 juin 2020 - Fabrice Jordan
T

Les Talismans taoïstes

28 avril 2020 - Fabrice Jordan